Rencontre avec Matthieu Thibault qui vient de publier "Bitches Brew ou le jazz psychédélique" -Le mot et le reste-.
Propos recueillis par Jean-Jacques Arnould pour le magazine Impro Jazz.
Q- Vous êtes musicien, écrivain et musicologue. D'ou vient cette idée de faire une étude approfondie sur "Bitches Brew ou le jazz psychédélique" ?
M T: L’envie d’écrire un livre sur Bitches Brew de Miles Davis vient, avant tout, du fait qu’il s’agit de l’un de mes albums préférés, tous genres confondus. Il représente beaucoup parce qu’il a été, comme pour beaucoup d’autres fans de rock psychédélique j’imagine, ma porte d’entrée dans le monde jazz. Du fait de l’utilisation des instruments électriques, des effets de transe et du goût certain de Miles pour les vestes cintrées et les lunettes futuristes, Bitches Brew parle nécessairement à tout amateur de rock expérimental. L’idée première du livre, et c’était déjà le cas pour mon précédent La Trilogie Bowie-Eno, est d’analyser le processus de composition et d’enregistrement en deux temps élaboré par Miles et son producteur Teo Macero : il ne s’agit plus d’enregistrer des pièces fixées et répétées par un groupe donné, mais d’expérimenter en studio et d’en éditer le résultat pour construire l’oeuvre telle que nous la connaissons, c’est-à-dire un double album. C’est pour cela que je désigne Bitches Brew par l’appellation "jazz psychédélique" plutôt que jazz rock ou fusion : même si la composante improvisée et collective du jazz reste essentielle, elle est, cette fois, transformée par une utilisation du studio d’enregistrement proche de celle abordée par les groupes de rock psychédélique et expérimental de la même période, des Beatles à Can en passant par Jimi Hendrix. Le jeu et l’inspiration des instrumentistes sont ainsi modifiés par l’électricité, les effets, les choix de mixage, le collage et le montage des bandes par Macero. Il m’a semblé intéressant d’analyser en quoi ce processus de création séparait Bitches Brew non seulement du rock psychédélique mais aussi du jazz contemporain.
Q-Dans cet ouvrage vous étudiez l'évolution rock et psychédélique prise par Miles Davis. Pouvez-vous nous présenter votre livre ?
M T: Bitches Brew ou le jazz psychédélique est, en fait, une adaptation d’un mémoire de musicologie. Il s’inscrit dans une approche de la critique musicale, je l’espère, rigoureuse, mais adaptée au langage musical dont il est question. C’est le cas dans bon nombre d’excellents ouvrages publiés chez mon éditeur Le Mot et Le Reste d’ailleurs. Je présente donc la carrière de Miles Davis avant la période électrique de la fin des années soixante avant de disséquer les nouvelles influences de l’époque - sa nouvelle compagne Betty Mabry, Jimi Hendrix, James Brown, Sly Stone - qui le poussent à enregistrer une musique totalement différente à partir de 1968. La partie centrale du livre se concentre sur le déroulement de l’enregistrement d’In A Silent Way - l’album préparant le terrain à Bitches Brew - et, bien sûr, Bitches Brew ainsi que sur l’analyse des pièces qui les composent. Il n’est pas tellement question de retranscrire les partitions de chaque musicien, mais plutôt de détailler les transformations opérées par Teo Macero sur le matériau musical brut du groupe de Miles, c’est pourquoi j’ai retracé précisément tous les événements musicaux des pièces montées par Macero pour en analyser les effets et les moyens mis en oeuvre. Non seulement la musique électrique constituée d’une section rythmique colossale à deux ou trois claviers, quatre percussionnistes et deux bassistes forme un magma novateur, mais les changements opérés par Teo Macero la propulse vers le chef-d’oeuvre sans antécédent : le matériau musical, joué comme du jazz progressiste, devient désormais un tout façonné et structuré pour présenter l’oeuvre la plus forte, mystérieuse et intense possible. Mon livre tente d’expliquer le processus inédit de la création d’un album unique et l’effet incroyable qu’il procure. Le dernier chapitre, lui, évoque l’après Bitches Brew, lorsque son esthétique a été reprise, en surface seulement - et malheureusement -, par tout le mouvement jazz rock et fusion des années soixante-dix.
Q- Votre précédent livre sur la trilogie Berlinoise de Bowie-Eno est sorti il y a un an. D'après Eno, la principale matière d'une musique n'est plus le développement harmonique, les rythmes ou les accords mais la texture. Qu'en pensez-vous ?
M T: Il y a deux éléments essentiels qui ressortent des albums et des écrits d’Eno avec lesquels je suis entièrement d’accord : la musique est d’abord faite de sons et la technique instrumentale n’est qu’un outil parmi d’autres. Ce que veut dire Eno par son rejet du développement harmonique, des rythmes ou des accords n’est pas tant une négation de tous ces outils -certaines de ses créations les plus réussies comme l’album Another Green World sont remplies de superbes suites d’accords- qu’une mise en garde contre les conventions. La création musicale n’est pas une affaire de technique musicienne : ce qui fait qu’une chanson des Zombies est un chef-d’oeuvre pop ou que Tony Williams est un génie ne tient pas directement d’une harmonie vocale à trois voix, brillante par ailleurs, ou d’un jeu mêlant adroitement binaire et ternaire, c’est d’abord parce que ces deux exemples témoignent de visions artistiques uniques : le parfum mélancolique, à la fois délicat et tragique des Zombies, comme le chaos contrôle de Williams. Le reste n’est que moyen technique, et ce que pointe Eno du doigt, c’est la technique académique. Il est donc question de se détacher des conventions et de mettre en place des dispositifs permettant d’atteindre la vision artistique recherchée. Dans le cas de la musique, toutes les visions ont en commun d’apparaître sous forme de son, ou de texture, si bien qu’en mettant de côté les conventions de composition, il reste l’essentiel : la texture.
Q- Vous venez du "rock" alors comment avez-vous découvert le jazz et quand avez-vous commencé à vous y intéresser ?
M T: Il y a six ans à peu près, en sortant du lycée probablement. J’ai naturellement commencé à écouter In A Silent Way qui me rappelait certains groupes de post-rock que j’appréciais beaucoup comme Do Make Say Think ou l’album Standards de Tortoise. Puis j’ai été plus loin avec Bitches Brew et Jack Johnson. Ce qui est formidable avec ces albums, c’est qu’ils ont été réédités sous forme de coffrets de Complete Sessions qui permettent d’entendre toutes les prises et les pièces laissées de côté à l’époque. Il est donc possible et particulièrement fort d’écouter trois ou quatre heures de longues improvisations de Miles et ses groupes, empruntant tantôt au rock, au funk, à la musique indienne, à la musique brésilienne, à Stockhausen. Bref, il y a l’idée de transe et de trip qui m’a tout de suite plu, mais cela m’a aussi rendu curieux vis-à-vis de l’improvisation et des timbres plus acoustiques du jazz. Comme beaucoup de gens j’imagine, je me suis dirigé vers le Second Quintet de Miles et A Love Supreme de John Coltrane. C’est tout un nouveau monde que j’ai découvert et je trouve tous ces enregistrements fantastiques, inspirés et intenses. Le free jazz m’intéresse énormément également, Eric Dolphy et Ornette Coleman essentiellement, mais je dois avouer que je continue de ne pas m’y retrouver totalement avec le jazz pré-1959. J’aime l’improvisation, encore une fois comme un moyen mais pas comme une fin en soi, et la composante collective forte des années soixante me correspond sans doute mieux.
Q- Sous le pseudonyme Duck Feeling, vous formez avec votre frère Mad Rabbit le groupe expérimental ou art-rock The Snobs. Vous avez 23 ans et vous avez déjà publié treize disques, je crois, et deux livres en tout juste 10 ans. Comment passez-vous de l'un à l'autre ?
M T: Les deux activités sont tout à fait différentes, ne serait-ce que par le fait que la création avec The Snobs se fait à deux alors que l’écriture est solitaire. Cela se complète très bien à vrai dire et les deux se nourrissent l’un et l’autre. Les thèmes qui me sont chers à l’écrit - l’utilisation du studio d’enregistrement notamment - se retrouvent nécessairement dans la musique de The Snobs et inversement, mes deux livres sont le résultat des discussions et réflexions sur l’enregistrement, la composition et la création que nous avons pu avoir avec Mad Rabbit.
Q- Dans votre travail avec The Snobs, j'ai l'impression qu'il y a un habile mélange de spontanéité et de maturation ?
M T: Peut-être. Encore plus depuis notre dernier album Rhythms Of Concrete et Massive Liquidity, avec Steve Dalachinsky, en tout cas, parce que nous ne composons plus en amont des chansons que nous enregistrons et que nous arrangeons ensuite par overdubs. Désormais, nous nous retrouvons avec une idée de son, de structure ou d’instrument, puis nous testons différentes choses pendant quelques temps. Une fois qu’un dispositif nous plaît - ce peut être une improvisation de guitare, un sample de batterie ou des bruits électroniques -, nous enregistrons quelques prises. Et à partir de cette première trame de sons, nous pouvons ensuite arranger par différentes manières : via du montage sur ces premières prises ou par des overdubs d’autres instruments, sons et voix. Nous avons été marqués par les démarches d’Eno avec Bowie ou de Macero avec Davis : un mélange de spontanéité sonore mise en forme par le studio.
Q- Vous êtes multi-instrumentiste mais surtout guitariste, quelle est la place de la musique et de la guitare dans votre vie ?
M T: J’ai une formation classique de guitare en conservatoire qui m’a donné le goût à l’instrument, mais j’ai eu une profonde révélation en jouant pour la première fois d’une guitare électrique vers onze ans à la même période où je découvrais des groupes anglo-saxons comme Radiohead, Portishead et Beck. Je ne me considère pas autant comme un guitariste que comme une personne qui cherche à traduire des idées via des sons, incluant certes la guitare, mais aussi les pédales d’effets et les amplis qui sont des composantes au moins aussi importantes que la technique digitale pure. C’est d’autant plus vrai lorsque nous enregistrons avec The Snobs où je joue aussi d’autres instruments. J’aime certaines façons de jouer de la guitare bien sûr : je tiens des guitaristes venant du rock pour modèles et principalement des gens qui ont pu maltraiter l’instrument, le détourner pour mieux le réinventer comme Thurston Moore et Lee Ranaldo de Sonic Youth. J’aime énormément la retenue de Michael Rother de Neu!, cette façon de ne jouer que l’essentiel qui est commune à Miles Davis d’ailleurs. Cela ne m’empêche pas d’apprécier de fins techniciens comme Robert Fripp, mais les jeux qui m’attirent le plus sont souvent les plus concis. Le jeu de John McLaughlin, guitariste de Miles Davis de 1968 à 1972, par exemple montre bien à quel point le jeu d’un instrumentiste n’est pas grand-chose sans une vision artistique forte. McLaughlin est brillant sur In A Silent Way, Bitches Brew, Jack Johnson et On The Corner, et de bien des manières : tantôt tenu et sobre, tantôt virtuose et saturé à l’extrême, parfois même free et funky. Pourtant le manque de vision rend son jeu plus anodin dans ses enregistrements solos ou avec le Mahavishnu Orchestra : sans contrainte, il se laisse aller aux gimmicks instrumentistes de l’improvisateur qui, ne sachant pas vraiment quoi exprimer, laisse parler ses doigts pour lui. Et il n’en reste souvent qu’une démonstration virtuose plus impersonnelle. Pete Cosey, le guitariste de Miles dans sa dernière période électrique importante de 1973 à 1975, témoigne d’une démarche plus intéressante à mon avis. Il intègre les pédales d’effets de manière plus radicale à son jeu et n’hésite pas à pervertir l’instrument en inversant l’ordre des cordes pour mieux renouveler son approche et se détourner des automatismes qui pointent trop souvent chez l’improvisateur techniquement irréprochable.
Q- Je suis absolument d'accord avec vos propos. Pour finir, vous êtes un grand amateur de musique, toutefois certains écrivains ne peuvent pas travailler en écoutant de la musique. Alors, écoutez-vous de la musique en écrivant ?
M T: Oui, une fois l’étape de contenu et de plan terminée, je rédige en écoutant de la musique et, très souvent, celle à propos de laquelle j’écris parce qu’elle me stimule. Elle donne un dynamisme à l’écriture et la rend peut-être, j’espère, plus vivante. Et le groove incroyable des albums de Miles Davis des années soixante et soixante-dix est parfait pour cela.
Propos recueillis par Jean-Jacques Arnould
Bibliographie:
-"La trilogie Bowie-Eno , influence de l'Allemagne et de Brian Eno sur les albums de David Bowie de 1976 à 1979".2011-Camion Blanc Eds-
-Bitches Brew ou le jazz psychédélique. 2012- Le mot et le reste-
Discographie sélective:
-Steve Dalachinsky and The Snobs:
"Massive Liquidity"- An unsurreal post-apocalyptic anti-opera in two acts-(Bambalam.Records)
-The Snobs:
Matthieu Thibault a produit sous le pseudonyme "Duck Feeling " ou avec son groupe "The Snobs" une douzaine d'albums, art-rock, disponibles uniquement en téléchargement gratuit sur le site: huntingbears . free. fr.
dimanche 15 juillet 2012
Inscription à :
Articles (Atom)